Max Debussche et Geneviève Debussche-Rimbault, chercheurs CNRS au Centre d'Ecologie Fonctionnelle et Evolutive à Montpellier, maintenant retraités, viennent de publier une étude scientifique d'ampleur sur laquelle le Parc national des Cévennes a collaboré.
Ce travail repose sur près de 40 ans de prospections de terrain dans la haute vallée de la Jonte, en cœur de Parc. Les suivis réguliers sur un même site, avec une méthodologie constante et sur une si longue durée, sont extrêmement rares. Ces données s’avèrent ainsi précieuses pour analyser les transformations qui affectent la biodiversité. Elles ont également été mises à profit au fil des années par le service scientifique du Parc pour enrichir ses propres recherches.
Cet article, écrit par les deux chercheurs, propose un résumé des principaux résultats présentés dans l’ouvrage (l'étude complète est disponible en téléchargement en fin d'article).
La crise de la biodiversité : une source de préoccupations majeures
La rapide disparition de nombreux habitats (biodiversité écologique) et de nombreuses espèces (biodiversité spécifique) sur l’ensemble de notre planète est une source de préoccupations majeures car ces disparitions ont pour conséquence importante un affaiblissement des services rendus aux sociétés humaines par ces composantes de la biodiversité. Cette crise trouve ses origines dans l’accroissement continu des activités humaines, de plus en plus prégnantes et de plus en plus géographiquement étendues.
La rapidité et l’ampleur du déclin de la biodiversité ainsi que ses causes varient selon les territoires, dont seuls quelques uns restent peu concernés ou épargnés par cette crise. Il est acquis que l’augmentation de l’artificialisation des sols, qui accompagnent certains changements d’occupation des terres, ainsi que les changements climatiques sont les plus susceptibles d’avoir les impacts les plus négatifs sur la biodiversité dans le domaine terrestre.
Dans ce contexte, afin d’avoir une image plus précise de la réalité et d’évaluer au mieux les modalités des changements de la biodiversité, un suivi à long terme conduit sur un réseau de territoires d’observation est particulièrement utile à mettre en œuvre. En complément, lorsque dans un territoire d’observation des données anciennes authentifient la présence d’habitats et d’espèces disparus suffisamment bien localisés, la comparaison de ces données anciennes avec celles, actuelles, du suivi en cours s’avère souvent éclairante. Ces données, passées et présentes, associées aux causes des changements, permettent de proposer à grands traits des trajectoires probables pour le devenir des habitats et des espèces.
Un territoire d’observation dans le cœur du Parc national des Cévennes
Notre choix d’un territoire d’observation s’est porté sur la haute vallée de la Jonte au Mont Aigoual, en Lozère. Nous y avons défini quatre secteurs en fonction de l’altitude, pour une superficie totale de 9,4 km². La proximité immédiate de l’observatoire météorologique avec une série de données d’une durée exceptionnelle, puisque initiée en 1896, et le gradient altitudinal de 715 m (850-1565 m) que suit ici la haute vallée constituent des atouts pour analyser le déplacement des espèces en fonction des changements climatiques.
Dans ce territoire d’observation, l’histoire humaine ainsi que les changements de la biodiversité et leurs causes sont représentatifs des régions les plus élevées du Parc national des Cévennes (massif de l’Aigoual, plateau du Lingas, montagne du Bougès et mont Lozère).
Démographie humaine et climat : des moteurs pour les changements de la biodiversité
Les changements de la biodiversité sont dépendants de la démographie humaine et du climat dans le territoire d’observation. La commune où il se situe a connu son maximum d’habitants au milieu du dix-neuvième siècle et son minimum d’habitants à la fin du vingtième siècle ; sa population y a été environ cinq fois plus nombreuse durant tout le dix-neuvième siècle que pendant ces cinquante dernières années. Ce bouleversement démographique majeur, lié à la révolution industrielle, illustre l’ampleur de l’exode dans ce monde rural. Le déclin du nombre d’exploitants agricoles a été massif dans la haute Jonte. Les troupeaux ovins transhumants n’y parcourent plus les pelouses et les landes herbeuses. Les cultures autour des hameaux ont disparu. La forêt s’y est étendue en colonisant peu à peu d’anciens parcours, des landes, des pelouses sèches, des friches ; des plantations de conifères exotiques ont conforté cette expansion. La couverture forestière a maintenant presque doublé sa surface depuis le milieu du dix-neuvième siècle.
Au fil des années, la mosaïque des habitats a nettement changé dans le paysage. Nous avons mis en évidence ce changement en comparant plusieurs cartes montrant la localisation et l’étendue de quatre catégories d’habitats : les forêts denses, les forêts claires, les landes et prés-bois, les prés, pelouses et cultures ; ces cartes sont des cartes historiques de la fin du dix-huitième et du milieu du dix-neuvième siècle et des cartes que nous avons réalisées pour le milieu du vingtième siècle jusqu’à nos jours. Les habitats qui méritent le plus d’attention pour leur conservation ont été identifiés. Des photographies de nombreux habitats sont présentées.
Les données recueillies par Météo-France à l’observatoire météorologique du Mont Aigoual permettent de connaître les caractéristiques du climat local et leurs changements significatifs. Pendant la période 1896-2022, la température moyenne annuelle a augmenté significativement de 1,7 °C ; l’année 2022 a été, de loin, l’année la plus chaude depuis 1896. Cette augmentation n’a pas eu lieu de manière homogène puisque l’essentiel de cette hausse s’est produit durant ces quarante dernières années.
Ce changement notable est caractérisé par un radoucissement significatif des hivers accompagnant une stabilité, certainement très provisoire, de la chaleur des mois estivaux. Simultanément, le total annuel des précipitations a diminué significativement de 20 %. On pourrait donc s’attendre à une "méditerranéisation" progressive du climat local impliquant des changements dans la composition à la fois de la mosaïque des habitats et des assemblages d’espèces.
Pour le suivi de la biodiversité spécifique nous avons réalisé trois inventaires qui concernent la flore vasculaire, les vertébrés et les coléoptères (ordre d’insectes le plus riche en espèces).
Flore vasculaire
De 1985 à 2022, 746 espèces et sous-espèces de la flore vasculaire ont été recensées dans le territoire d’observation. L’efficacité de l’inventaire actuel pourrait être de 90 %. Dans le catalogue commenté de cet inventaire, un accent particulier est mis pour préciser l’écologie de chaque espèce et sous-espèce dans le territoire d’observation.
Près des trois-quarts des espèces et sous-espèces recensées sont largement distribuées en France, un dixième d’entre elles ne se trouve que dans des massifs montagneux et seulement trois pour cent d’entre elles sont exotiques. Vingt-six espèces et quatre sous-espèces méritent une attention toute particulière car elles impliquent de fortes responsabilités patrimoniales pour leur conservation, dues à leur endémisme très restreint ou restreint, leur rareté, leur statut de protection. Des photographies de nombreuses espèces, parfois peu connues, illustrent cette partie de l’ouvrage.
La comparaison de l’inventaire actuel avec l’inventaire réalisé il y a environ un siècle par Josias Braun-Blanquet dans le même territoire permet de souligner les points suivants :
- a) la flore des habitats non ou peu artificialisés a peu changé ;
- b) près des deux tiers des espèces rudérales (espèces inféodées à un habitat très artificialisé comme les abords des maisons, des étables, des granges, des routes) n’ont pas été retrouvés ; l’exode rural est la cause de leur disparition ;
- c) six pour cent des espèces présentes seulement dans des massifs montagneux n’ont pas été retrouvés, malgré de nombreuses recherches, ce qui pourrait indiquer les prémices d’une extinction locale de ce groupe d’espèces à cause du réchauffement climatique.
Vertébrés
De 1985 à 2022, 169 espèces de vertébrés ont été recensées dans le territoire d’observation. L’efficacité de l’inventaire actuel pourrait être de 90 %. Dans le catalogue commenté de cet inventaire, un accent particulier est mis pour préciser l’écologie de chaque espèce et ses comportements dans le territoire d’observation.
Près des trois-quarts des espèces recensées sont largement distribués en France, un dixième d’entre elles ne se trouve que dans des massifs montagneux et seulement deux pour cent d’entre elles sont exotiques. Dix-neuf espèces méritent encore plus que les autres notre attention car elles impliquent de fortes responsabilités patrimoniales pour leur conservation, dues à leur rareté, leur statut de protection, leur endémisme restreint. Des photographies diurnes et nocturnes illustrent cette partie de l’ouvrage.
La comparaison de l’inventaire actuel avec l’inventaire réalisé par Pierre-Jean Paparel au milieu du dix-neuvième siècle dans le département de la Lozère, à son maximum démographique, permet de souligner les points suivants :
- a) le castor d’Europe, le cerf élaphe et le chevreuil n’existaient plus en Lozère au dix-neuvième siècle car ils avaient été éliminés par la chasse, le braconnage et la destruction de leurs habitats ; ces espèces sont revenues de manière naturelle et/ou grâce à des réintroductions ;
- b) le pic noir et le gypaète barbu n’étaient pas cités en Lozère à cette époque et plusieurs espèces de rapaces y étaient devenues très rares, pour les mêmes raisons que la disparition des mammifères précédents ; ces oiseaux sont revenus de manière naturelle ou grâce à des réintroductions pour le gypaète barbu ;
- c) le loup gris et le vautour fauve étaient encore présents en Lozère au dix-neuvième siècle, avant d’être exterminés au milieu du vingtième siècle ; le premier est revenu de manière naturelle, le second a été, à l’origine, réintroduit.
Cette "remontée biologique" des vertébrés a été grandement favorisée par de nouvelles lois, des directives européennes, le Parc national des Cévennes et les associations de protection de la nature.
Coléoptères
De 2006 à 2022, 1628 espèces et sous-espèces de coléoptères ont été recensées dans le territoire d’observation. L’efficacité de l’inventaire actuel pourrait être de 75 %. Afin de collecter le plus d’espèces possible nous avons mis en œuvre un ensemble de quatorze méthodes différentes, qui sont décrites ; certaines de ces méthodes s’avèrent irremplaçables pour capturer certains groupes d’espèces.
Dans le catalogue commenté de cet inventaire, un accent particulier est mis pour préciser l’écologie de chaque espèce et sous-espèce dans le territoire d’observation. Un peu plus des trois-quarts des espèces et sous-espèces recensées sont largement distribuées en France, sept pour cent d’entre elles ne se trouvent que dans des massifs montagneux et seulement deux pour cent d’entre elles sont exotiques. Vingt-et-une espèces et cinq sous-espèces méritent une très grande attention car elles impliquent de fortes responsabilités patrimoniales pour leur conservation, dues à leur endémisme très restreint ou restreint, leur rareté, leur statut de protection. Des photographies d’espèces, dans la nature et en collection, illustrent cette partie de l’ouvrage.
Notre inventaire a permis de découvrir une espèce nouvelle pour la science (Cephennium debusschei), décrite en 2017, qui n’est connue que d’un seul bois de chêne sessile ; cette espèce de 1,5 mm de longueur, vivant dans la litière de feuilles, semble se nourrir d’acariens. Il a aussi permis de trouver le troisième individu connu d’une espèce endémique très restreinte de la Lozère et du Gard (Lobrathium gallienii), un siècle après les deux premières captures ; c’est également une espèce vivant dans la litière de feuilles.
Une comparaison de l’inventaire actuel avec l’inventaire réalisé dans l’Aigoual gardois mitoyen par Jean Thérond au vingtième siècle (jusqu’en 1986) est inopérante, faute d’un recul temporel suffisant, pour mettre en évidence des changements dans cette faune d’insectes. En revanche, cette comparaison permet de souligner que la grande richesse en espèces de la litière et de l’horizon humifère du sol, ainsi que d’autres micro-habitats, est très souvent largement sous-estimée dans les inventaires faute d’utiliser des méthodes de collecte adéquates.
Max Debussche et Geneviève Debussche-Rimbault
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Pour aller plus loin :
- Cahier thématique "Adaptation du PNC au changement climatique et à ses impacts"
- Le patrimoine naturel du Parc national des Cévennes